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Les traces laissées par l’expertise néerlandaise en région baltique

Par Christopher Joby, traduit par Alice Mevis
20 avril 2022 7 min. temps de lecture Émigrants des Plats Pays

Il est bien connu qu’à la fin du XVIIe
siècle, Pierre le Grand a passé plusieurs années aux Pays-Bas en vue d’apprendre des techniques, notamment dans le domaine de la construction navale, qui l’aideraient à moderniser l’Empire russe. Depuis le Moyen Âge, toutefois, de nombreux habitants des Pays-Bas ont fait le chemin inverse, s’établissant dans des villes le long de la mer Baltique ou le long des rivières qui s’y jettent. Les traces de leur présence passée sont aujourd’hui à la fois encore visibles et audibles.

Au Moyen Âge, c’étaient principalement les marchands de la Hanse (ou Ligue hanséatique) qui se rendaient dans les villes de la côte baltique telles que Gdańsk (Danzig en allemand) ou Lübeck pour faire du commerce. À partir du XVIe siècle, toutefois, au lendemain de la Réforme protestante, certains commencèrent à migrer des Pays-Bas vers la région baltique pour motifs religieux.

Les Mennonites constituaient l’un de ces groupes de migrants. Du XVIe jusqu’au milieu du XVIIIe siècle au moins, il existait ainsi une communauté mennonite à Gdańsk, où les sermons se donnaient en néerlandais. Dès 1549, le fondateur du mouvement religieux, Menno Simons, commença en effet à organiser la communauté mennonite grandissante de Gdańsk en une congrégation. Menno étant originaire de Frise, il n’est pas surprenant que l’on retrouve des noms frisons dans les registres paroissiaux. Ces registres comprenaient cependant aussi des noms flamands et néerlandais. Selon un historien, les membres de ce groupe auraient d’ailleurs continué à parler le néerlandais –ou certains de ses dialectes– à la maison jusqu’au XVIIIe siècle.

D’autres groupes émigrèrent également depuis les Pays-Bas vers l’actuelle Pologne. Pour des raisons plus qu’évidentes, les Néerlandais disposent d’une longue expertise en matière d’assèchement de terrains marécageux. En Angleterre, par exemple, une équipe d’immigrants originaires des Pays-Bas ont contribué à drainer certains territoires dans l’Essex, le Fenland et à la frontière Lincolnshire/Yorkshire, sous la supervision de l’ingénieur expert en drainage Sir Cornelis Vermuyden, lui aussi d’origine néerlandaise. La Dutch River dans le Lincolnshire, littéralement «la rivière hollandaise», est l’un des toponymes qui aujourd’hui encore témoigne du travail de Vermuyden.

Quant à la Pologne, aux XVIe et XVIIe siècles, des habitants des Pays-Bas ont migré vers la région de Gdańsk et vers les zones marécageuses le long de la Vistule (Wisła en polonais). De nos jours, «holender» (ou une variante) apparait dans le toponyme de 54 localités, un nombre qui a dû être beaucoup plus important par le passé. On estime également que plus de 4 000 Polonais portent encore aujourd’hui le nom de famille Olender.

À la frontière avec la Pologne se trouve la région d’Oder-Spree dans le Brandebourg en Allemagne. On pense que des ouvriers en provenance des Pays-Bas s’y sont rendus au cours des XVIIe et XVIIIe siècles afin d’aider au drainage de cette zone marécageuse. Bien que loin de constituer une preuve irréfutable, l’existence d’un moulin de style typiquement hollandais à Straupitz (Tšupc en bas sorabe, la langue locale), près de Cottbus semble représenter un indice concret de la présence néerlandaise dans cette région.

D’autres compétences techniques néerlandaises étaient également recherchées. Le Flamand Abraham van den Blocke, dont les parents avaient déménagé de Flandre vers la région baltique, a par exemple conçu en 1612-1614 l’imposante Porte Dorée (Złota Brama en polonais) dans le centre de Gdańsk. Un autre Flamand, Anthonis van Obbergen, a quant à lui participé à la conception d’importants bâtiments au Danemark avant de s’installer à Gdańsk où, avec l’aide de Van den Blocke et d’un architecte polonais, il a conçu le Grand Arsenal de Gdańsk. Van den Blocke est d’ailleurs devenu citoyen de Gdańsk, et Van Obbergen et lui y sont tous deux décédés. Enfin, le long de la côte baltique à Rostock, en actuelle Allemagne, l’ingénieur néerlandais Johan van Valckenburgh a contribué à améliorer les fortifications de la ville.

Même si les relations néerlandaises avec la Russie étaient principalement liées au commerce et ne nécessitaient pas que les marchands s’y installent durablement, cela n’a pas empêché certains habitants des Pays-Bas de s’installer dans les villes russes. Des comptoirs commerciaux néerlandais commencèrent à fleurir dans plusieurs villes russes, rapidement suivis par des communautés religieuses. À partir du début du XVIIe siècle, ces communautés religieuses néerlandaises se réunissaient pour le culte à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg (en 1717, peu après sa fondation), et même jusque sur la côte arctique russe à Arkhangelsk dès 1635.

Des ouvriers spécialisés en drainage furent également invités à s’installer au Danemark, tandis qu’un petit nombre de commerçants et d’ingénieurs s’établirent en Suède. Il est d’ailleurs judicieux de rappeler que la deuxième ville de Suède, Göteborg, a été fondée en tant que colonie commerciale néerlandaise au début du XVIIe siècle.

L’une des conséquences de la présence néerlandaise en région baltique a été l’utilisation et la diffusion de la langue néerlandaise en tant que lingua franca dans la région au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Les monarques suédois possédaient une certaine connaissance du néerlandais, la correspondance diplomatique était parfois rédigée dans cette langue, et il existait une forte demande de dictionnaires et manuels d’apprentissage du néerlandais. L’une des conférences inaugurales de l’Académie royale d’Åbo (alors en Suède, aujourd’hui en Finlande) fut donnée en néerlandais. Le néerlandais était également utilisé dans l’armée: lors des négociations de paix entre la Russie et la Suède en 1618, l’Anglais John Merrick rédigea sa lettre au maréchal des troupes suédoises en Russie… en néerlandais!

Compte tenu de cette migration et des activités commerciales, politiques et militaires qui en ont découlé, il n’est pas surprenant de retrouver de nombreux emprunts lexicaux du néerlandais dans les langues parlées autour de la mer Baltique. Lors de la construction de Saint-Pétersbourg et de la Marine russe, Pierre le Grand a employé un grand nombre d’ouvriers néerlandais. Il en résulte que de nombreux mots liés à la navigation en russe proviennent du néerlandais, comme c’est le cas des mots pour skipper ou marin. L’étymologiste Nicoline van der Sijs estime à 500 le nombre d’emprunts lexicaux au néerlandais dans la langue russe courante. Le danois et le suédois ont quant à eux chacun emprunté plus de 2 000 mots au néerlandais. La plupart d’entre eux ont trait au commerce et à la navigation, mais d’autres emprunts plus aléatoires tels que dollhof en suédois (du néerlandais doolhof, labyrinthe) montrent bien que la réalité est plus complexe qu’elle n’en a l’air.

Le finnois compte une cinquantaine d’emprunts au néerlandais, qui sont principalement entrés dans la langue via le suédois, ce dernier ayant été pendant de nombreuses années la langue de culture en Finlande. Par exemple, le mot néerlandais matroos (marin), est entré dans le finnois standard sous la forme matruusi, qui désigne un marin expérimenté. Le mot finlandais standard désignant le capitaine d’un navire est kapteeni, tandis qu’en finnois parlé, l’usage du mot kippari est plus répandu. Celui-ci s’avère dérivé du néerlandais schipper, un mot que, tout comme matroos, de multiples langues ont adopté.

Enfin, on estime qu’il existe au moins 370 emprunts du néerlandais en polonais. Cependant, certains d’entre eux pourraient également provenir de variétés de bas allemand telles que le Nedersaksisch, parlé de l’ouest des Pays-Bas jusqu’à l’actuelle Pologne occidentale, et utilisé comme lingua franca dans la Ligue hanséatique. Un grand nombre de ces emprunts lexicaux, empruntés soit directement, soit indirectement, se rapportent à la navigation. Ceux-ci incluent harpun (harpon), kielwater (sillage du navire), maszt (mât), szyper (skipper) et kooi (hamac). D’autres emprunts non liés au domaine de la navigation, tels que lakmus (papier de tournesol, du néerlandais lakmoes) et makler (courtier, du néerlandais makelaar), illustrent cependant que l’influence du néerlandais sur le polonais était bien plus étendue.

En conclusion, nous avons donc pu constater qu’à travers les migrations (que ce soit pour des motifs religieux ou économiques) et le commerce (qui impliquait dans certains cas une installation permanente dans d’autres pays), les Néerlandais et les Flamands, ainsi que leur langue, ont eu une influence non négligeable sur le paysage, tant culturel et linguistique que physique, des pays entourant la mer Baltique.

Christopher Joby

Christopher Joby

Professeur invité à l'université Adam Mickiewicz et professeur associé à Hankuk University of Foreign Studies

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